dimanche 31 décembre 2006

Kyoto


Les enfants sont partis à l’école. J’ai bien lavé le linge.
Je l’ai suspendu. Le vent est content, le soleil m’a dit merci, la vie va dans le bon sens, chacun à sa place, moi je ne cherche plus la mienne, j’ai eu un courrier, je suis retenue pour le prochain clonage, mon rêve s’accomplit, une vie en deux, au lieu de deux vies en une, c’est la nouvelle émancipation, le sommet du féminisme, on se débrouille comme on peut, les nouvelles technologies nous ont bien aidé, après l’aspirateur, la machine à laver, à manger, à sécher, à beurrer, à bébé... enfin dédoublée et libérée un jour sur deux.


Ça c’est ailleurs. Kiyamachi dori. Pour une fois on peut bien faire quelque chose. C’est rassurant on se sent analphabète au Japon, c’est clair, ni lire ni écrire, c’est de l’illettrisme, avant tout prendre un dictionnaire bilingue.
Déjà déchiffrer les kana avec une table de concordance phonétique, c’est peut-être possible, non c’est de la folie, je ne sais plus rien, j’ai révisé avant de partir et je ne sais plus rien, je vais aller à l’entretien sans aucune chance, il faut assumer sa paresse, sa limite, son incompétence, sa faiblesse, s’accrocher au voisin, pardon vous êtes fou, restez où vous êtes à bonne distance, ne pas perdre pied.
Dans la foule s’entend. Pas de paranoïa non plus, le danger n’est pas imminent, avancer plutôt sur le trottoir gauche quand le droit est trop encombré, desserrer les dents, lever la tête, ne pas paniquer surtout, le flux est déverrouillé, ils avancent tous du même pas, le feu est vert, les piétons gigotent, le rythme est soutenu, mais je vais y arriver, personne ne me regarde et je ne regarde personne, je suis comme les autres, rien ne se voit, ça ne se voit pas la panique, n’est-ce pas, je ne sais ni lire ni écrire, ça ne se voit pas, c’est aujourd’hui, seulement ici, ailleurs c’est autre chose.
J’ai rendez vous. J’ai rendez-vous. Je n’ai pas vérifié l’adresse, on m’a tout noté sur le billet, je l’ai mis dans la poche, au cas où, on ne sait jamais. Je ne suis plus sûr du tout d’être bien là, à l’endroit prévu. C’est horrible. Ces gens partout qui courent, qui se croisent, qui agitent les jambes, les bras, les têtes, qui savent où ils vont.
Hé ! hé !
Qu’est ce que je dis, je n’ai pas de mot sur la langue,
je sors mon ticket, je l’examine, c’est aussi illisible que le reste, mais je vais l’arrêter celui-ci, c’est au pif, je tire le brin, le petit hasard, celui-ci il court moins vite que les autres, je fais comment, je tire sur sa manche, je me plante devant ses pieds, je lui barre discourtoisement la route, je lève la main, je lui souris, je fais des yeux inquiets, je lève les sourcils, des yeux inquiets, c’est ça, mais quand même affables, je lève aussi les coins de ma bouche, je fais une ébauche de sourire, j’articule un son inaudible, je fouille, je bafouille Help help, j’agite mon papier comme un papillon.
Il lève les yeux.


Les lampions ne sont pas des enfants
ils ne jouent pas à saute moutons.


Je vole, le vent me rattrape
je plonge , l’eau me recouvre
je reste immobile, le soleil m’inonde
je m’enracine, la terre me nourrit
(je suis un oiseau
je suis un poisson)
je suis vivant


les libellules sont des roses bleues
qui sont des oursins verts
qui sont des cailloux blancs
qui sèment les pensées
au bout du nez
les parfums se confondent
comme gouttes d’eau
se figent au froid
en suspens immobiles
ploc... ploc...
ni ne nagent
ni ne tombent
attendent seulement
comme moi je suis curieuse
de goûter


Du shampoing, un déodorant, du chocolat, deux boites de gâteaux, du calme, du beurre, une confiture, de la colle, du fil, des enveloppes, du courage, un perchoir à mémoire, une astuce, deux microbes, mille mouches, un trésor, de la patience, douze mois, une année, des biscuits, deux tricots, un quart d’heure, une histoire, des citrons, une araignée aux aguets, perdue, pendue, un essuie tout, de l’énergie, une bonne crème, un pâté, sans retard, pas de cafard, du zèle, de moins en moins, une réduction, de plus en plus, une surprise, enfin, j’ai pensé à tout, je coche à chaque pas, j’ai terminé les achats.


J’aime le rouge,
le rouge rouge, le vrai, le sang, le tartare, le bleu, le profond, le gluant
le rouge cerise,
le rouge révolution,
le rouge à mort,
le rouge amour,
le rouge à lèvres,
le rouge à tout
(atout),
le rouge baiser,
le rouge fantasmé,
le rouge panique,
le rouge lyrique,
le rouge féroce,
le rouge véloce,
le rouge grenat,
le rouge apparat,
le rouge drapeau,
le rouge mots,
le rouge à vent,
le rouge couchant,
le rouge fou,
le rouge coeur,
le rouge devin,
le rouge pépin,
le rouge feu,
le rouge preux,
le rouge coquelicot,
le rouge...
toujours.